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Vernon ROGER


JOURS DE COLERE



Tandis qu'ils m'emmènent, Blanche s'accroche à moi comme une épouse éplorée. Pourtant, il y a trois jours, nous ne nous connaissions même pas.

Avant hier, lundi, au Café des platanes; elle a une égratignure sur la joue. Elle a la robe froissée et les cernes de quelqu'un qui n'a pas dormi. Elle se sent poursuivie et en danger.
Le mieux c'est de l'emmener chez moi. Elle sort la sacoche du microordinateur de sous la banquette et prend dans la pochette un billet de deux cents pour payer son café. Le patron préfère ma monnaie. Elle ferait craquer n'importe qui, avec ce regard de détresse et cette allure fragile.
De la place Carnot à l'avenue de Saxe il faut cinq minutes en taxi, mais elle a le temps de s'endormir. Dans l'ascenseur, nous sommes avec la vieille dame du troisième qui nous jette un regard réprobateur quand Blanche laisse aller la tête sur mon épaule.
Blanche me confie le microordinateur; elle s'étend toute habillée sur le lit. Je m'installe dans le séjour sur la petite table, je branche l'engin et je trouve assez facilement mon dossier: le répertoire porte tout simplement mon nom: Renoir. Tout est prêt pour mon licenciement, tout le courrier nécessaire, depuis la convocation à l'entretien préalable, jusqu'à l'information de l'Inspection du Travail, en passant par les témoignages à faire signer par mes collègues.

Ma première rencontre avec madame Sauran au séminaire des cadres d'Ibitec m'avait paru sans conséquence. C'est vrai que je n'aime guère ces femmes apparemment prêtes à toutes les séductions pour asseoir leur pouvoir et leur influence dans les affaires. Elles sont les premières à dénoncer la position dominante des hommes, tout en utilisant toutes les possibilités de manipulation que leur féminité permet d'expérimenter sur ces mâles balourds. Elite d'une minorité opprimée, elles profitent des malheurs de leurs soeurs pour rendre toute attaque contre elles même inconvenante, au nom des principes. Cependant j'avais évité de tenir compte d'un jugement probablement trop hatif, et je m'étais montré poli et attentif. Je compris qu'elle participait à la réorganisation d'Ibitec. Ibitec est la société d'économie mixte dans laquelle j'exerce mes talents. Nous réalisons des études pour le compte des collectivités locales, régions, départements, et nous assurons également la coordination des chantiers.
Madame Sauran avait paru intéressée par mon exposé sur la baisse de la qualité des productions d'Ibitec. Il est vrai que la qualité du travail d'Ibitec était devenu un sujet délicat: "stratégique" comme me l'avait dit madame Sauran. Quelques mois avant le séminaire une première réorganisation dont l'objectif principal était clairement de réduire les effectifs avait amené des désordres dans le fonctionnement de l'entreprise, désordres accompagnés d'une diminuton du chiffre d'affaire et de l'aggravation du déficit. Pour couronner le tout, au mois de Mai, une digue construite sous notre responsabilité s'était rompue à Paremont, en Haute-Garonne. Une énorme vague avait balayé la vallée. Neuf personnes avaient été noyées.
Bien sûr le service juridique avait essayé de démontrer que la responsabilité d'Ibitec était limitée, que les circonstances météorologiques étaient exceptionnelles, tout à fait imprévisibles. La rupture de la digue avait eu lieu par une nuit très pluvieuse. Dans la soirée précédente un orage avait éclaté et le débit des riviéres de la région avait augmenté; la retenue de Paremont s'était remplie très rapidement alors que le chantier était à peine terminé. D'après ce qui a pu être reconstitué, une brèche d'une trentaine de mêtres s'était ouverte brusquement dans la digue, libérant une vague de trois ou quatre mêtres de haut dans l'étroite et sauvage vallée du Lioux. Les petits champs en bord de rivière avaient été progressivement abandonnés malgré la fertilité des limons. Ils étaient partiellement envahis d'arbustes, de ronces et de fougéres. La vague balaya tout et s'enfla de la terre et des arbustes qu'elle arrachait. A un kilomêtre de la digue la départementale franchissait le Lioux sur un vieux pont de pierre.

A l'"Hotel du Vieux Moulin" un repas de mariage se terminait. La soirée touchait à sa fin. Beaucoup d'invités étaient rentrés chez eux. Le restaurant était implanté dans un pavillon largement vitré, séparé du bâtiment principal. L'hôtelier et sa femme, ainsi qu'une des jeunes filles qui avaient été engagées comme "extras" étaient occupés à des travaux de nettoyage dans la cuisine. Ils furent mis en alerte par un grondement sourd et continu qu'ils prirent d'abord pour un roulement de tonnerre. La jeune fille aperçut sans y croire l'énorme masse d'eau et de boue mélée qui progressait vers la fenêtre. Les deux femmes parvinrent à gagner l'étage. Puis elles sortirent sur le toît ou deux heures plus tard les pompiers les retrouvèrent, hébétées et transies. Dans un geste courageux le patron avait essayé de prévenir les derniers danseurs. On retrouva son corps dans la galerie couverte qui reliait la cuisine à la salle de restaurant. Six autres corps, dont ceux des mariés, furent dégagées des ruines du pavillon. Deux jours plus tard, on retrouva quelques centaines de mêtres au dessous du pont, dans un amas de branchage, un couple enlacé statufié par la glaise.

Depuis un profond malaise s'est emparé d'Ibitec. Les maladresses, les décisions inapplicables se sont multipliées comme si un "ennemi intérieur" travaillait à la destruction de l'entreprise.

J'aurais du me méfier plus de madame Sauran, ne pas lui faire part de mes doutes sur les bienfaits de la réorganisation. Je ne pouvais à vrai dire pas savoir quelle était la vraie nature du cabinet Branton Conseil auquel elle appartenait. Certaines de ces minuscules sociétés affichent clairement des règles de bonne conduite destinées à rassurer les différents partenaires et les respectent assez correctement. En fait les gens de Branton Conseil tentent à Ibitec une manipulation éhontée: sous couvert de groupes participatifs ils essayent d'accréditer l'idée d'une acceptation collective des réductions d'effectifs: l'animateur "bien choisi" et "bien formé" est chargé de donner au bon moment la parole aux "bons éléments".Madame Sauran a du comprendre rapidement que je ne faisais pas partie des ”bons éléments”.

Je laisse Blanche endormie, mais lorsque je reviens vers midi et demi elle est en pleine crise d'angoisse. Elle m'explique que madame Sauran lui fait prendre régulièrement un tranquillisant dont elle ne se rappelle plus le nom; faute de mieux je lui propose de puiser dans ma provision personnelle de Valium
. La crise passée, Blanche me raconte comment elle en est arrivée à m'appeler ce matin sans me connaître. Elle m'apprend aussi qu'en dehors de ses prestations à Ibitec madame Sauran est l'animatrice des cercles de "développement de la personnalité". Les fichiers du microordinateur sont une source d'information tout à fait étonnante. Blanche qui travaillait souvent pour madame Sauran, s'oriente de plus parfaitement bien. Nous lisons ensemble la documentation qui est expédiée aux futurs clients des cercles de "développement de la personnalité". Moyennant un abonnement annuel assez onéreux mais "adapté aux ressources des candidats", il est possible de "révéler ses véritables qualités" au cours de "réunions d'échange d'énergie vitale". "Libérez vos potentialités en oubliant vos inhibitions culturelles".
Blanche elle même a été présentée à madame Sauran par l'intermédiaire d'une adepte. Elle était alors en grande difficulté. Partie de chez elle à seize ans pour les beaux yeux d'un certain Humbert, elle s'était installée chez lui. La vie était facile. Les parents d'Humbert étaient des commerçants aisés et lui même était rapidement devenu le gérant d'une affaire prospère. Après environ deux ans de vie commune, Humbert se lasse. Il installe chez eux une autre adolescente. Blanche se réfugie chez la voisine auprès de laquelle elle a déja trouvé une oreille compatissante. Cette voisine se vante d'avoir été une grande amoureuse. La quarantaine venue, elle vit seule et fréquente les "cercles" avec le but plus ou moins avoué d'y faire des rencontres . Elle insiste pour que madame Sauran rencontre cette "jeune femme si attachante". La fraicheur et la détresse de Blanche séduisent madame Sauran. Elle lui propose de l'héberger contre divers travaux de secrétariat. Blanche est en pleine dépression et madame Sauran, qui se targue d'une grande pratique de psychologue la prend en charge. Blanche se révèle très perméable à l'hypnose et à de longs entretiens dans cet état. Madame Sauran lui suggére que l'origine de son malaise se trouve dans l'impossibilité d'avouer l'échec de sa vie amoureuse à sa mère. Blanche est malgré son apparente liberté restée trop dépendante de ses parents. Bien sûr, une substitution est nécessaire pour un bon équilibre. Madame Sauran se propose. Elle sera cette mère de remplacement, rassurante et exigeante.

Cest ainsi que Blanche s'installe dans une grande maison bourgeoise des environs de Lyon, " La Caudière ".

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La maison appartient à une société créée par madame Sauran. Deux salles de réunion permettent de recevoir chacune une dizaine de personnes. L'hébergement des groupes n'est pas possible; il y a seulement quatre chambres; l'une est occupée par madame Sauran. Une autre est attribuée à Blanche. Les deux autres sont occupées par des hôtes de passage, des clients de madame Sauran. Blanche assure quelques travaux de secrétariat et participe à l'entretien de la maison. Parmi les hôtes habituels de La Caudière, Blanche décrit surtout le directeur de Branton Conseil, monsieur Branton, qui parait être également l'amant de madame Sauran, et un deuxiéme personnage, monsieur Clareil dont l'évocation lui fait brusquement monter les larmes aux yeux.

Ma deuxiéme entrevue avec madame Sauran date de quelques semaines. Elle a eu lieu, un soir, dans mon bureau à Ibitec. Madame Sauran a tout d'abord essayé le charme et la douceur. Apparemment quelqu'un s'inquiétait de l'intérêt que je portais à la catastrophe de Paremont. L'ingénieur responsable des études est un des rares salariés d'Ibitec avec lequel j'ai vraiment sympathisé: il a été mis en examen dans l'affaire de Paremont; ça me parait normal d'essayer de l'aider. L'aider aurait par exemple consisté à retrouver Trinsaux, le responsable de chantier qui n'avait pas reparu à Ibitec ni dans sa famille depuis le lendemain de la catastrophe. Madame Sauran me demanda d'éviter les contacts avec la femme de Trinsaux. Comme je l'ai franchement envoyé promener, elle a passé aux menaces. "Une dernière chose, nous avons en main des éléments qui prouvent que vous avez édité sur le système de dessin d'Ibitec un important dossier d'architecture pour un de vos amis. Bien sur nous ne nous servirons de ça qu'en dernier ressort, mais il faudra vous montrer raisonnable". Six mois auparavant j'avais effectivement rendu ce service à un architecte indépendant plutôt mal barré, un camarade de lycée. Et contre toute attente, le dossier, un contre-projet d'aménagement des quais avait été adopté par la ville, à la faveur d'une maneuvre préélectorale des écologistes. J'avais fait une erreur, c'est vrai; ça ne m'interdisait pas de maudire madame Sauran et le faux-cul de collègue qu'elle avait du convaincre de me dénoncer. Quant à monsieur Clareil dont l'évocation a provoqué chez Blanche, un long épisode de pleurs, je suis assez vite certain qu'il s'agit bien du président d'Ibitec. Il correspond à la description de Blanche, un grand blond à lunettes, la quarantaine assez massive. Blanche parle aussi de la femme de Clareil et de son divorce. Ceci recoupe bien les ragots qui circulent à Ibitec sur "l'inconduite" de la femme du président. Ce que Blanche m'a appris c'est que madame Sauran, relation de longue date était censée l'aider à traverser cette passe difficile, et qu'elle avait essayé de convaincre Blanche de se livrer à quelques jeux de séduction avec lui. Blanche, très dépendante et influençable s'était semble-t-il prétée de plus ou moins bon gré à un jeu équivoque qu'elle avait maintenu, disait-elle, au niveau d'un gentil flirt.

Blanche m’aide dans le tri des fichiers contenus dans le micro portable de madame Sauran. Je peux ainsi consulter la liste des membres des différents cercles de "développement de la personnalité". L'accès à toute une partie des fichiers est masqué, mais Blanche connait les mots de passe: "Elle ne se méfiait pas. Elle était convaincue de m'avoir en son pouvoir, et c'était vrai mais elle a dépassé ce que je pouvais accepter." Dans les fichiers je trouve le nom d'un certain nombre de cadres d'Ibitec et notamment celui de Trinsaux. Comme elle voit à quel point je suis interessé par Trinsaux, Blanche se met à relire des copies de fax qui ont été envoyés à partir du microordinateur. Le nom lui dit quelque chose et après une demi-heure environ elle trouve. Le fax est adressé à une clinique privée de Genève. Elle confirme la prise en charge des frais d'hospitalisation de Trinsaux par la société de madame Sauran. J’appelle la femme de Trinsaux. Elle voudrait contacter immédiatemment la clinique. Je lui propose plutôt d'y aller. Quelqu'un prend à grand frais la précaution de tenir Trinsaux au secret: si nous voulons avoir une chance de le rencontrer, il vaut mieux se présenter à l'improviste.


Blanche me dit que l'égratignure sur la joue est le résultat d'une gifle de madame Sauran. "C'est alors que j'ai pensé à m'enfuir et à vous demander de l'aide. Elle m'avait fait préparer votre dossier et je me suis rappelé ce vieux truc d'arithmétique, les ennemis de nos ennemis sont nos amis". Puis elle me raconte sa fuite avec force détails.
Aprés la pénible scène avec madame Sauran elle pleure mais la colère et la révolte prennent le dessus. Sa joue gauche est tuméfiée, la bague l'a blessée. Le tragique de sa situation lui apparait bien nettement: madame Sauran a fait d'elle sa servante, son souffre douleur, sa chose. Elle hésite un moment, puis débranche l'ordinateur portable et le range dans une sacoche de toile. Des nuages passent devant la lune et l'obscurité devient presque complète.
Si elle fuit par la route normale, vers la village, madame Sauran va la rattraper en voiture.

Aussi elle descend vers l'étang, entre dans une zone imprécise et humide, ou les pieds s'enfoncent et se mouillent puis retrouve un sentier qui longe l'eau. Elle s'effraie d'une poule d'eau qu'elle a dérangée et qui s'enfuit en battant des ailes presque dans ses pieds. Sur la chaussée de l'étang le sentier croise un chemin carrossable; Blanche s'engage sur la droite, rassurée de quitter un monde de frôlements, de coassements, de craquements plus ou moins inquiétants. Le chemin monte vers ce qui semble être un hameau, au sommet d'une petite colline, quelques maisons et une chapelle. Blanche pénètre dans la chapelle. A tâtons, elle se déplace vers l'autel, trébuche contre une chaise, s'assoit avec précaution. Elle attendra là le lever du jour.
La lumiére est encore incertaine, de petits nuages rosissent à l'Est. Blanche parcourt le hameau sans trouver signe de vie. Le bruit d'une voiture l'inquiète soudain; d'instinct elle se précipite sous un hangar agricole, se retranche derrière une rangée de séchoirs à maîs. L'"Espace" de "La Caudière", phares allumés, s'arrête devant la chapelle. Madame Sauran en descend accompagnée de Clareil. Ils commencent à explorer le hameau. Une fenêtre s'éclaire et un jeune homme ébouriffé sort sur le pas de sa porte.
Voyant madame Sauran pénétrer dans sa remise il l'interpelle puis se précipite sur elle. Une violente altercation s'en suit. Clareil accourt. Un vieil homme vêtu d'une antique chemise de nuit, pieds et jambes nus, sort de la maison un fusil à la main et tire en l'air. Ils remontent précipitamment dans l'"Espace". Madame Sauran manoeuvre; l'arriére de l'"Espace" heurte violemment le portail de la cour. Elle hésite, puis voyant le fusil de nouveau pointé sur elle, décide de remettre à plus tard toute négociation. Les deux hommes examinent l'état du portail lorsque Blanche sort timidement du hangar:
" C'est moi qu'ils cherchent, il faudrait m'aider.
- Vous n'avez pas l'air trop timbrée, ils ont dit que vous étiez folle.
- Ils m'ont séquestrée et frappée; maintenant ils vont raconter n'importe quoi.
- Entrez on va faire du café "

La grande salle sert de cuisine. Il y a longtemps, elle a été peinte en vert clair; la fumée et les mouches ont changé ça. Elle est coupée en deux par une grande table de bois rectangulaire dont une extrémité est proche de la fenêtre. Cette disposition permet a un gros chat tigré, bien assis sur sa queue, tranquille et pas géné, d'observer ce qui se passe au dehors.
"Ils n'iront pas à la gendarmerie" rassure Blanche" Ils n'aimeraient pas avoir à expliquer certaines de leurs affaires.
-C'est qu'on est bien obligés de se méfier; on est seuls dans le hameau et les rodeurs le savent; le mois dernier ils nous ont embarqué deux agneaux "
Une heure plus tard sous un soleil encore pâle, les deux hommes chargent des cages contenant des poulets blancs au cou pelé dans une camionette un peu fatiguée. Le jeune homme dégage le siège passager des objets qui l'encombrent; un filtre à air, une vieille veste de chasse, un sachet de mais; puis Blanche s'installe.
Le jeune homme au volant, les poulets caquetant, Blanche tirant sur sa robe et serrant la petite sacoche du portable sur ses genoux, la camionette s'ébranle dans la poussière. Le jeune homme livre les poulets à l'abattoir. Puis il conduit Blanche à Lyon sur les quais, près de la place Carnot. Il lui propose de l'attendre, de l'amener ailleurs, de la ramener à la ferme "ou on ne voit pas souvent d'aussi jolie fille". Blanche le remercie d'un petit baiser sur la joue. Elle repère l'immeuble d’Ibitec, hésite puis pénètre au "Bar des Platanes".

C'est un rêve que j'aime bien. Je cours de toutes ses forces sur un sentier qui divague entre d'énormes chênes. Une racine traîtresse me fait trébucher et m'envoie rudement à terre. Un genou douloureux, je reste allongé un instant. A quelques mêtres, sous un houx, j'aperçois la silhouette d'un énorme lapin qui me regarde avec curiosité. Ce ne peut pas être un garenne, ce n'est pas un lièvre; non c'est plutot un "géant des Flandres", un lapin domestique d'une espèce assez rare, à peu prés deux fois plus grand qu'un lapin ordinaire. Ma mère en élevait. Au loin il se fait un grand bruit, des chiens aboient, une meute semble-t-il. D'autres lapins, que je n'avais pas vu jusque là, détalent vers un talus truffé de terriers; ils sont plus petits, il y en a des blancs et des roux. Le géant des Flandres me fait un signe et je le suis dans son terrier.
"Abrite toi, hombre" me dit-il avec un fort accent espagnol, "mais n'oublie pas qu'il vaut mieux mourir en guerrier".
L'alerte passée, je m'aperçois que, comme lapin, j'ai encore quelques difficultés. Si je parviens bien à me dresser sur mes pattes de derrière pour voir au-dessus des herbes et écouter les bruits de la forêt, la course m'essouffle trés rapidement et fait battre mon coeur à un rythme affolant. C'est sûrement la conséquence d'une vie trop sédentaire. De plus ma trajectoire n'est pas trés sûre, je heurte parfois des broussailles et des branchages.
Plus tard, je suis étendu dans l'herbe, les pattes arrière tendues, le ventre bien à plat. Une charmante lapine rousse s'approche, en reniflant les herbes, cueillant un brin par ci, par là. Timidement elle pose ses pattes sur mon dos puis se dresse, commence un brin de toilette. La tête légèrement de coté j'observe son ventre immaculément blanc, d'ou émergent seulement ses petits tétons roses.

Blanche dort paisiblement au bord du lit; elle est venue dans la nuit sans que je m'en aperçoive. Je resterais bien un moment, pour connaître ses intentions, mais madame Trinsaux m'attend.
Malgré ses fesses un peu lourdes, madame Trinsaux a une démarche gracieuse. Lorsqu'elle s'approche, je n'arrive pas à savoir si elle est réellement satisfaite que j'ai retrouvé son mari. Jusque là elle se comportait comme une veuve potentielle, assez affligée quand même. Mais elle n'a pas retrouvé le sourire. Nous parlons peu. En arrivant vers Ambérieu je finis par lui demander si elle n'aimerait pas un peu de musique. La symphonie de Mahler tient le coup jusqu'aux faubourgs de Genève.
La clinique est une grosse laide maison dans un quartier assez chic au nord du lac. Nous évitons surtout de nous présenter. Un malade assez agité se promène dans le parc et par chance, nous conduit au pavillon isolé ou se trouve Trinsaux. Il dort et après un moment un peu comateux, il paraît très heureux de revoir son épouse. Quant à moi je n'en tire d'abord pas grand chose; mais lorsqu'une jeune infirmiére apparait et cherche en vain à nous expulser, il se met à pleurer et reparle de la digue de Paremont.
La veine d'argile qui devait fournir le matériau étanche pour la construction de la digue était éloignée du chantier et la pluie la rendait difficile d'accès. Il avait reçu l'ordre, (mais il ne voulait pas se souvenir de qui ), l'ordre de faire charger les camions sur une autre veine plus proche et plus facile d'accès, mais tellement étroite que la pelle mécanique embarquait aussi des cailloux et du sable. Trinsaux n'a pas besoin d'en dire plus. Quel que soit l'ordre reçu son attitude est inexcusable; ce qui est arrivé était prévisible, simplement aggravé par les orages. Le sable a certainement provoqué une première fuite dés que l'eau a commencé à monter. La fuite a sapé une portion de la digue et provoqué son effondrement. Les spécialistes appellent ce travail souterrain de l'eau "renard" parce qu'il rappelle le creusement d'un terrier. Le creusement a du être extrèmement rapide à cause de la présence de veines de sable ou de gravier dans le noyau théoriquement étanche.
Au retour de Genève je trouve Blanche assise par terre dans un angle du salon, la tête entre les genoux. Elle refuse de parler, cache son visage; Puis elle se met à trembler :
"Elle m'a retrouvée"dit elle.
L'interphone ne cessait pas de sonner. Madame Sauran avait réussi à pénétrer dans l'immeuble, et elle avait commencé à parler à Blanche, à travers la porte, passant comme elle savait le faire de la séduction aux menaces. Et Blanche avait été tentée de s'approcher, parler, peut-être ouvrir. Alors elle était allée le plus loin possible de la porte, dans ce coin. Depuis elle n'a plus bougé. Elle est secouée de grands frissons. Elle s'accroche à moi.
"Elle reviendra" dit elle.
Elle pleure encore. Ce qui a précédé la gifle, elle me le dit par bribes entre deux sanglots.

Avant-hier, dimanche, Blanche a passé l'après-midi seule à "La Caudière". Elle ne sort que très rarement de la maison, jamais du parc. La nuit est tombée lorsque madame Sauran revient accompagnée de Clareil. La cuisinière n'est pas là le dimanche, aussi madame Sauran demande à Blanche de réchauffer et de servir un repas à base de poulet et de légumes. Lorsqu'elle s'approche, Clareil la frôle de la main, tente de la prendre par la taille. Madame Sauran et Clareil s'installent ensuite au salon du rez-de-chaussée.
Plus tard Blanche dort calmement, alors que Clareil pénètre dans sa chambre. Clareil soulève délicatement le drap et se glisse contre le dos de Blanche. Elle sursaute, se retourne; se dresse assise dans le lit
"Là, vous exagèrez; je ne veux pas de vous; je dors".
Clareil attrape la main de Blanche et la pose sur son sexe, fier probablement d'une taille et d'une raideur rarement atteinte
"Tu ne voudrais pas profiter de ça ?"
Cependant, Blanche ne paraît pas convaincue qu'il s'agisse d'une aubaine
"Maintenant il faut vous en aller,ou c'est moi qui pars"
Blanche crie, met une jambe hors du lit. Bataille.... Clareil lui saisit brutalement les poignets, la renverse, l'immobilise sous lui. Il est lourd. Il l'étouffe. Il tente de la pénétrer. Blanche hurle de douleur et de colère ;
"Attendez" dit elle, "lâchez ma main".
Elle approche sa main libre du sexe de Clareil, comme pour l'aider. Elle le saisit fermement. Soudain, elle le tord de toutes ses forces. Clareil se rejette en arriére et se met en boule les deux mains entre les jambes en hurlant de douleur. Presqu' immédiatement, madame Sauran entre dans la chambre probablement alertée par les cris.
"Blanche espèce de folle qu'est ce que tu as fait?” dit-elle en la giflant pour la repousser sur le lit. Blanche se défend et tente de rendre les coups au grand étonnement de madame Sauran.

Monsieur Clareil est accroupi sur le lit, penché sur son sexe, essayant d'évaluer les dégats. Madame Sauran s'approche, examine puis tâte l'endroit douloureux. Blanche hésite puis se détourne et sort de la chambre sa robe à la main. Dans le couloir puis dans l'escalier, elle marche à pas feutrés.
La porte du hall est verrouillée. Elle pénétre dans le bureau ou elle travaille tôt chaque matin avec madame Sauran; elle ouvre la fenêtre et grimpe sur le rebord; puis elle se ravise et s'approche du bureau. Elle essaye une veste posée au porte manteau. Le vêtement est un peu ample, mais, faute de mieux elle le conserve; elle fouille les tiroirs, prend une petite liasse de billets. Il n'y a pas de bruit dans la maison.
Elle a envie de pleurer mais la colère et la révolte prennent le dessus. Sa joue gauche est tuméfiée, la bague de madame Sauran l'a blessée. Pas de bruit. Ils projettent peut être de la frapper de nouveau pour se venger, puis peut être de la violer. C'est ainsi qu'elle enjambe la fenêtre, le microordinateur sous le bras.

Le cri aigu de l'interphone me réveille. Je me dresse sur le lit, secoue doucement Blanche:
"Si c'est madame Sauran, dans un moment, tu lui ouvriras, mais laisse-lui d'abord débiter son rôle jusqu'au bout. Moi, je resterai caché."
Bientôt, madame Sauran est derrière la porte, et cajole Blanche de la voix. Blanche lui répond, puis pleure, sans que je puisse deviner si ses pleurs sont sincères ou font partie du jeu. Au bout d'un quart d'heure, Blanche déverrouille la porte.
Madame Sauran entre brusquement. Ce que je n'avais pas prévu, c'est qu'elle soit accompagnée d'une sorte de gorille.
"Tu vois je suis venue avec Jérôme (ainsi, le gorille s'appelle Jérôme), nous allons repartir ensemble si tu veux."
Madame Sauran essaye de séduire Blanche, s'excuse, promet. Des soins, de l'argent, un séjour dans une institution de rêve en Suisse (Si c'est la clinique de Genève, Blanche va être déçue). Mais, soudain Blanche fuit, essaye de s'enfermer dans le salon. Jérôme l'attrape, lui tord le bras .
"Maintiens la contre la table" dit madame Sauran. "Ma petite Blanche, sois raisonnable"
Je m'approche silencieusement dans leur dos, une bouteille à la main. Je frappe Jérôme à la tête. Ca fait son petit effet: il vacille et desserre son étreinte. Blanche parvient à se réfugier dans une chambre. Madame Sauran fouille dans son sac et en sort un minuscule revolver avec lequel elle me menace.
Je pense à mon géant des Flandres pour me donner du courage et je crie "Guéérriiièer!" en me jetant sur elle. Le coup part sans m'atteindre. Pendant que je ramasse le revolver, madame Sauran sort de l'appartement. Je la rattrape dans l'escalier .
"Espèce de grand lâche !".
L'invective me rend furieux. Je soulève madame Sauran par la taille et l'assoit sur la rampe. Elle m'agrippe par les cheveux, par les oreilles dans lesquelles elle plante ses ongles. De douleur, je la repousse. madame Sauran se retient un moment à moi. Je m'arc-boute contre la rampe.
Le temps s'arrête. Un instant, madame Sauran paraît léviter dans une position foetale, dans la cage d'escalier, le poing serré sur un morceau sanglant de mon oreille droite. Puis la chute s'accélère. La tête heurte le sol deux étages plus bas avec un bruit de noix de coco félée.
Les flics arrivent très vite, probablement appelés par la dame agée du troisième qui m'a à l'oeil depuis un moment. Tandis qu'ils m'emmènent, Blanche s'accroche à moi comme une épouse éplorée. Pourtant, il y a trois jours, nous ne nous connaissions même pas.