Pierre Marbord

METRO DE NUIT





Un rude mois de Décembre. Jusqu'à moins huit la nuit dernière en plein Paris. Morisot se dit que s'il trouve un type décidé à dormir dans la station, il n'aura pas le courage de le mettre dehors.

Et il y a bien un homme sur le quai, en effet. Il est assis sur la banquette près de la sortie Rue d'Avron. Il parait dormir, les coudes appuyés sur les cuisses, la tête dans les mains. Mais ce n'est pas un clochard; le manteau beige bien net, l'écharpe blanche, le chapeau sombre, les godasses cirées démentent.

"Vous avez raté le dernier" dit Morisot en lui tapotant l'épaule

L'homme ne réagit pas, Morisot n'ose pas trop le secouer. Il le pousse un peu de coté. Un bon truc, le réflexe d'équilibre réveille immanquablement les dormeurs assis. Mais l'homme bascule sans réagir. Surpris Morisot n'arrive pas à le retenir. La tête heurte le siége voisin.





Maintenant Morisot explique à l'Inspecteur Launay que l'homme était sûrement déja mort. Mais la seule blessure que porte le corps est cette plaie à la tête

"C'est embêtant dit l'Inspecteur Launay, Il va falloir nous suivre."

Cependant, aprés l'intervention du chef de zone de la RATP, il se contente de convoquer Morisot pour le lendemain.





Le Docteur Beccaria, médecin légiste, ne s'étonne plus de grand chose, aprés près de vingt ans de pratique. Il est cependant un peu perplexe: un brave professeur d'anglais, en très bonne santé d'après sa famille, rentre paisiblement chez lui par le métro, après avoir diné légèrement chez son frère. Il meurt.

" Il a une belle égratignure au cuir chevelu, un peu sanglante certes, comme toujours à cet endroit, mais ça n'a rien à voir. Apparemment pas d'empoisonnement violent, mais il faut continuer à chercher de ce côté ..... Oui, pour des analyses de ce genre il faut compter une quinzaine."

Lorsque l'inspecteur Launay raccroche il rassure Morisot, qui n'a guère dormi: juste le temps d'un cauchemar, tribunal et humide cachot.





Hélas le surlendemain de cette bonne nouvelle, c'est un sommeil définitif que Morisot trouve dans la nuit, probablement à l'heure de fermeture de la station Buzenval. Deux voyageurs de la première rame du lendemain le trouvent assis, penché en avant, à quelques mêtres près à la place ou lui même avait découvert le corps encore chaud du malheureux professeur d'anglais

" Cette fois aucune blessure" dit l'inspecteur Launay, "l'affaire n'est pas banale".

L'inspecteur n'est pas méchant, mais deux crimes ça l'arrangerait bien. Il aurait besoin d'une bonne enquête, qui lui permettrait de se refaire une réputation et une conscience. Il vient d'être muté de Montpellier à Paris pour raison disciplinaire. Ses collègues savent qu'il a protégé et renseigné une jeune femme impliquée dans un sale traffic. Seule la protection du commissaire principal Jouve, un vieil ami de son père, lui a évité la révocation.

Bien sûr Emma était sa maîtresse et il l'aimait. Elle l'a berné; et Launay ne se pardonne pas son aveuglement, le ridicule de l'attachement non partagé d'un homme de quarante ans pour une fille de vingt ans.





Le chef de zone de la RATP est particulièremenr affecté par la mort de Morisot; aussi il collabore du mieux qu'il peut avec Launay. Il a notamment remarqué, depuis deux ou trois semaines l'absence totale de clochards et de sans abri sur l'ensemble de la ligne neuf, ce qui en période de froid est difficilement explicable. Leur disparition a coincidé avec le coup de folie de l'Indien. Ce géant calme, invariablement vétu d'un costume de trappeur est un sans abri par choix. C'est en tout cas ce qu'il dit. Ni sale, ni résigné, ni alcoolique, il aide ses compagnons de rencontre, le bruit court que son père est directeur de banque et que lorsqu'il le veut il ne manque de rien.

Un matin à la station Buzenval il s'est mis à tenir un discours bizarre annonçant à certains des passants leur mort prochaine ou la mort de leurs proches avec des détails effrayants. Frappé par un homme que le discours avait mis hors de lui il devint lui même agressif. A l'arrivée des vigiles il en assoma deux avant de se réfugier sur la voie; il fallut l'abattre comme un éléphant à l'aide d'un fusil à seringue hypodermique.

Launay évoque une vieille affaire des années soixante: à Londres un déséquilibré avait tué sept ou huit personnes à l'aide d'une canne munie d'une pointe enduite de curare, poison très difficile à détecter. Il avait été neutralisé par un policier agissant seul.

L'inspecteur se prend à réver. S'il ferme les yeux, il voit la “Une” du Parisien avec ce titre:

"L'inspecteur Launay arrête le serial killer".





Le chef de zone installe Launay pour la nuit dans la station Buzenval. En attendant la dernière rame ils se font un café dans le local qui sert de vestiaire aux agents de maintenance.

Puis Launay reste seul. On entend le roulement assourdi des voitures dans la rue d'Avron. Pour le reste il y a une rumeur continue faite de bruits de ventilation et de vibration plus sourdes, et quelques cris aigus dans le tunnel, sûrement des rats. Launay reste planqué dans le local de maintenance d'ou il a une vue à peu près convenable sur les deux quais.

Une lueur bleutée apparait dans le tunnel de gauche; puis une très vieille rame poussiéreuse et peu éclairée, s'avance doucement sur le quai d'en face .Elle ne s'arrête pas; Launay s'étonne: le chef de zone ne lui ai pas parlé de ça "pas de traffic la nuit", il se souvient bien!





La nuit est longue, Launay commence à avoir froid. Les rats entament un grand sabbat et se poursuivent jusque sur le quai.

Cette fois la rame apparait brusquement elle sort du tunnel tout prés du local de maintenance. Elle est silencieuse et lente. Elle s'arrête et une porte s'ouvre en face du local.

Launay enlève la sécurité de son arme et s'apprète à bondir. Lorsqu'il sort, une silhouette faiblement éclairée apparait à la porte de la rame; une femme voilée de gris.

De stupeur Launay se fige. La femme lui parle,sa voix est grave, mais douce :

“ Tu ne te trompes pas...... tu m'a bien reconnu.

“ Vous me reconnaissez tous le moment venu.

“J'ai un peu d'avance, dit-elle, tu devais mourir en Janvier dans le hold-up de la rue Racine,un acte courageux mais imprudent de ta part; une balle dans le ventre.

“Tu aurais beaucoup trop souffert; alors ne regrette rien.

“Et moi, cette année je suis loin d'avoir fait mon chiffre, il faut que tu comprennes"

L'inspecteur Launay ne bouge pas et lorsque la faux le touche, ce n'est pas vraiment douloureux. C'est comme une flamme tiède, pense t il, comme un désir qui monte.

Malgré l'heure tardive, le quai se remplit petit à petit. Launay s'assoit sur la banquette et les voyageurs s'approchent, viennent lui parler: voici son frère Georges, et sa tante Josée, voici ses grands parents Launay, qu'on croyait morts depuis longtemps, et voici Emma qui vient l'embrasser. C'est donc qu'elle l'aimait un peu?

Des enfants joufflus jouent à la trompette son air préféré; un trés vieux blues qui parle du soir qui tombe et d'une fille qui est partie.

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