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Yves Continsouzas

L'adieu aux veuves





	La porte de la "Grande Maison" céde au premier coup d'épaule et la veuve
 porteuse de torche entre la première, droit vers la chambre. Dans le lit  on distingue une
 tempête de draps blancs d'ou s'échappe trés vite une silhouette menue fuyant vers la
 porte opposée. L'une des veuves a reconnu la souple chevelure brune et les abondantes
 fesses rondes: 

	"Marie, Marie.... je m'en doutais, petite putain ! "
	-Petite putain !" , reprend le choeur des veuves.

	Charial se dresse à gauche du lit, immense, presque nu, gros sourcils, belle
 chevelure blanche , bonne bedaine. Il crie 

	"Méfiez vous, bande de masques, je vais lacher les chiens je vais vous tirer
 comme des lapins ...et vous ....et vous  ...."

	Il se met bégayer sans cesser de crier .


	Je ne connais Charial que de réputation. 
	Ma mère était dans tous ses états lorsqu'elle m'a appelé ce matin pour me
 demander de monter au village. 
	Il est revenu!!!  

	Même après toutes ces années il n'aurait pas du les narguer et les provoquer. 

	Tant de larmes, tant de malheur, tant de pauvreté; et lui, enrichi par la revente des
 vignes; aprés les avoir tous manipulés, dépouillés, méprisés, tous les petits vignerons.
 
	Quand mon oncle Paul s'est pendu dans son chai parce que Charial l'avait ruiné et
 déshonoré, Charial est allé vivre à Montpellier ou il a racheté un gros négoce. Sa soeur
 Hélène est restée seule dans la "Grande Maison" et, d'abord le village a reporté son
 ressentiment sur elle, la bousculant, la menaçant puis empoisonnant ses chats. 

	Ensuite voyant qu'elle vivait pauvrement, elle aussi, beaucoup jugèrent qu'elle
 avait assez "supporté", d'autant plus qu'elle faisait maintenant pitié tellement elle était
 vieillie et solitaire. 

	Elle est morte il y a un an de tristesse et d'un cancer, d'un cancer de tristesse. La
 "Grande Maison" est restée vide un hiver puis Charial a reparu après presque vingt ans
 d'absence.


	J'ai fermé l'atelier un peu plus tôt. Je me suis rasé, changé. Je suis sorti de la ville
 à l'heure ou fondent les derniers embouteillages. Au pied des collines la route de
 Bonnieux prend des allures de chemin vicinal et lorsque j'ai pu ouvrir la vitre de la vieille
 Ford l'air frais et l'odeur de l'herbe m'ont rappelé que j'avais eu une autre vie. Au dela du
 col le paysage change, l'air est plus chaud et plus sec. On aperçoit Bonnieux en
 contrebas, au milieu des vignes. 

	Deux femmes en noir se sont arrétées en entendant la Ford. Elles attendent au
 bord de la route. La plus grande fait face à la voiture et léve la main droite, la paume
 largement ouverte avec une raideur presque militaire. "Pouvez vous nous emmener
 jusqu'au village? Ma mére est agée et a du mal à marcher" demande-t-elle d'une voix
 grave en désignant une très vieille, trés ridée, très courbée. 

	
	Elles montent toutes les deux à l'arriére; la voix grave donne des indications assez
 péremptoires "attention au virage, allumez vos phares, ralentissez le chemin est
 mauvais". Je proteste que je connais la route mais rien n'y fait; "Laissez la voiture là "

	Il fait tout à fait nuit. La rue est barrée par une foule principalement composée de
 femmes en deuil. Je vais à pied à la maison de ma mére. Il y a un mot sur la porte. "Je
 suis partie chercher la tatie ". La tatie est la veuve de Paul le pendu d'il ya vingt ans

	Près de l'église un cortège se forme. J'essaye d'apercevoir ma mère. Quand je
 m'approche, plusieurs femmes me font signe de rester à l'écart. Une veuve à la carrure
 impressionnante s'approche et m'entraîne vers le batiment d'école. 

	Sur des cintres, il y a des  tenues de veuve, certaines presque élegantes avec
 chapeau et  voilette; d'autres plus campagnardes. Je ne trouve pas facilement ma taille.
 Je me hate, la robe craque dans le dos mais avec cette veste de laine, ça ne se verra pas.




	Dans la nuit et en silence le cortège arrive à la "Grande Maison" . Dans la cour
 l'ombre d'un molosse se dresse. Il gronde et montre les dents. Il y a un moment de
 confusion. Une courte bataille, et des gémissements. Puis le cortège entre, sans un
 murmure. 

	Les torches s'enflamment. La porte ne résiste pas. Lorsque Charial hurle qu'il va
 lâcher les chiens une grande veuve à voilette entre, droite sous la charge,  portant le
 cadavre d’un  molosse égorgé sur ses épaules. Le sang dégouline sur ses vétements.
 Alors Charial s'étrangle, les veines de son coup enflent. Il agite les bras et vacille,
 comme un drôle de moulin ivre. 

	Lorsqu'il s'écroule, la grande veuve dépose le cadavre du chien. Elle soulève sa
 voilette en révélant sur son visage carré l'ombre bleutée d'une barbe difficile. Elle
 arrache la chemise de Charial, se penche sur lui. Après un moment d'hésitation elle
 commence un massage cardiaque avec toute l'assurance d'un pompier volontaire.

	Peine perdue, au bout de quelques minutes, on peut voir dans un brouillard blanc
 l'ame damnée de Charial s'échapper par la cheminée. Un long frisson parcourt
 l'assemblée des veuves. 

	C'est le moment que choisit la petite Marie pour sortir de son placard. Les veuves
 la bousculent un peu. D'une voix claire et douce et forte, elle promet: "Emportez le
 chien; je nettoierai le sang. Je trouverai le mort demain matin à l'heure du ménage. Mais,
 s'il vous plait, que mes parents ne sachent rien!".


	Lorsque je lui téléphone le dimanche suivant, ma mère dissipe toutes mes
 inquiétudes. Le médecin du canton trouve ce décès tout à fait normal et les gendarmes
 refusent d'entendre  la rumeur qui court dans les villages voisins.

	Quant à la petite Marie, une légère honte vite oubliée, elle parait s'engager sans
 attendre dans une aimable relation avec un inespéré cousin Charial, venu pour les
 obsèques. La morale est sauve; il est célibataire et, dit ma mère “seulement agé de
 cinquante trois ans. “


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